Fabrice NEY
Image des lieux et du territoire
Un monde en chantier.
Sentir, perméabilité de l'être.
Le territoire, objet de pouvoir.
Le lieu, étant le là de l’être.
Lieu, territoire, une dynamique vitale.
« Image des lieux et du territoire »
Du territoire en représentation.
Les photographies de chantier sont présentes dans mon travail, mais elles n’en constituent qu’une part relativement minoritaire. Cependant, avec la distance, cette part prend qualitativement une place de plus en plus importante : de périphérique, ou annexe, elle devient progressivement centrale. Ce déplacement permet de porter un éclairage nouveau sur mes recherches. La mise en lumière de ces images conduit à reconsidérer leur place dans la cohérence d’une œuvre.
Cependant la compréhension et l'interprétation de cette œuvre peuvent s'enrichir d'éléments biographiques. Mon père et mon grand-père ont été entrepreneurs et l’un de mes arrières grands-pères compagnon tailleur de pierres, mon frère est architecte. Il ne s’agit pas ici d’explorer les liens entre mes images et cette histoire familiale, mais dans un premier temps, de laisser émerger de ma mémoire les souvenirs qui me viennent des récits et des expériences que j’ai pu vivre alors, lié affectivement à ces espaces particuliers, et d’en faire un inventaire en le structurant autour d’une approche sensible du chantier. J’aborderai ensuite, ce que le chantier peut évoquer des lieux et du territoire, ainsi que de ma position vis à vis du paysage, et susciter l’intuition de définitions possibles.
Construire le pays.
Lorsque j’étais enfant, mes parents déménageaient souvent entre Tullins, Grenoble, Marseille et Perpignan. Et, du côté maternel, je dois rajouter les voyages fréquents en Tunisie où je suis né et où vivaient les parents de ma mère. Cependant au-delà de ces déplacements, de ces changements de lieux de vie, le territoire pivot est celui de Tullins.
Tullins est un des berceaux de ma famille paternelle. C’est une petite ville dans la vallée de l’Isère à 25 km de Grenoble en direction de Valence.
C’était là que se tenait l’entreprise, son établissement. Il y avait le parc de matériel et de stockage. Il se situait derrière la ferme familiale en contre-bas de champs de noyers, légèrement surélevé de la plaine où coule l’Isère, plaine qui s’étend jusqu’aux contreforts du Vercors. Ce terrain, aujourd’hui loti, se composait de bâtiments construits dans le seul souci de leur fonctionnalité, alignés le long d’une large esplanade permettant la manœuvre des engins et leur entretien. Il s’y tenait jadis un mélange d’activités liées à la construction, aux bâtiments, aux travaux publics, auxquels s’annexaient quelques travaux agricoles, la culture des noyers, des pommiers…
Souvent, avec mon père et mon grand-père, je parcourais le pays en voiture. J’observais et écoutais leurs récits, ce qui m’apparaissait comme rituel avant ou après le repas du dimanche midi. Ils faisaient l’état des lieux et en revisitaient l’Histoire. Ils échangeaient et racontaient le territoire, les transformations de son aménagement auquel ils participaient et dont ils actualisaient la mémoire, mais aussi la connaissance de ces alliances industrielles et familiales qui en formaient la trame... Le tout mêlé d’ouï-dire, de ragots, et d’informations tirées des journaux locaux dont ils avisaient avec humour le sérieux. Ce n’était pas de grands discours, ni de grandes discussions, mais des indications, des faits précis, ciblés, accompagnés de quelques commentaires.
Nous parcourions ainsi un pays construit au fil de vies qui lui avaient été consacrées. C’était le produit des chantiers successifs qui s’y étaient tenus, et de la possibilité de chantiers futurs. J’apprenais à lire les paysages, ainsi qu’il est d’usage de dire aujourd’hui. J’étais dans l’apprentissage d’un regard dynamique et attentif sur le monde, projetant ce qu’il lui est possible d’en faire.
Pour moi, cet environnement familier donnait du pays une approche différente de celle communément décrite dans les livres. Il y avait dans le pays, ce pays, autre chose qu’un champ clos et stable, caractérisé par un attachement aux lieux et à la terre, et par une histoire définitive dont il fallait respecter les enseignements.
A formuler aujourd’hui, je définirai le pays en un espace ouvert, traversé, dont l’histoire reste toujours à construire, et la mémoire à articuler et à enrichir sans cesse dans l’exercice des activités qui y sont déployées.
Pour moi, un pays pourrait bien être d’abord un désir de chantier, ou du désir en chantier.
Le chantier ne serait-il pas alors l’atelier permanent de ce décor que l’on nomme paysage ?
Levons donc le rideau sur cette scène dont les coulisses sont le théâtre.
Durant mon enfance et mon adolescence, à la fin des années cinquante et dans les années soixante, j’accompagnais mon père dans ces lieux insolites qui formaient son quotidien. J’ai ainsi respiré, écouté, parcouru, regardé des chantiers, discuté avec leurs acteurs, chevauché des engins, éprouvé la tenue des outils, participé au déplacement des choses et à leur transformation. Ces bruits, ces odeurs, ces formes, ces voix, ces regards, ces gestes, ces corps, m’ont longtemps accompagné.
Dès mes premiers contacts avec cet espace qui, pour moi, contenait une part de magie, celle bien sûr associée au territoire sacré de mon père, j’y ressentais une tension forte. Les corps qui officiaient ici, même les plus costauds, m’apparaissaient fragiles et leurs gestes dérisoires en regard de ce qu’ils mettaient en œuvre et des bouleversements qu’ils opéraient.
Physique de l'engin.
Démesure d’abord, des engins, des pelles mécaniques, des camions à benne, des rouleaux compresseurs, des bulldozers …
Le Bulldozer, ce nom prononcé souvent le soir au dîner, ou lors des réunions de famille, évoquait pour moi un monstre de guerre, de menace et de destruction, qu’il fallait dompter. C’était dans mon regard d’alors, le plus formidable des engins, poussant, déplaçant, déblayant, remblayant, avec ses larges chenilles agrippées au sol. Il se couplait parfois à d‘autres engins en d’étranges configurations…
Les autres engins, s’ils ne jouissaient pas à mes yeux du même prestige, possédaient tous cette puissance que je pouvais parfois simuler sur le tapis de ma chambre avec de petites reproductions métalliques.
J’ai le souvenir de mon premier contact avec un rouleau compresseur. Je devais avoir 10 ans. C’était un dimanche sur le chantier de rallongement de la piste d’aviation de Perpignan. L’engin était à l’arrêt et mon père m’avait fait grimper sur le siège de ce gros scarabée jaune, (ou peut-être orange). Il faisait gris, le monstre dormait, indifférent à mon plaisir.
J’ai aussi le souvenir plus tardif, de cette ascension du Pic de l’Etoile, où est implanté l’un des deux émetteurs de télévision et de radio de Marseille. J’ai oublié l’objet du chantier qui s’y déroulait, mais de cette ascension hors piste, en jeep ou plutôt en Command-Car, vestige du départ de l‘armée américaine. J’étais secoué, accroché, à la limite de l’éjection du véhicule. C’était une expérience violente du terrain à l’épreuve de son parcours sauvage.
Mythologie ou historicité ?
Démesure ensuite des espaces bouleversés, routes, terrains d’aviation, tranchées d’assainissement ou d’adduction d’eau, digues, châteaux d’eau…
Tous ces ouvrages, et d’autres, aménageaient des paysages nouveaux et transformaient des modes de vie. Leurs simples apparitions physiques sur le territoire, donnaient déjà le sentiment d’un changement d’époque.
Le père d’une de mes grands-tantes construisaient et exploitaient les concessions de lignes électriques, à travers les campagnes, avant guerre. Elle avait ainsi passé son enfance à suivre l’avancée de la ligne, déménageant sans cesse.
Ce qui m’étonne encore, c’est que des personnes proches, des parents, aient pu connaître et me raconter une époque, sans électricité, sans eau courante, sans avion, sans voiture, sans autoroute, sans piste de ski, sans téléphone, sans télévision... ou presque. Tout cela il a bien fallu le construire, créer les conditions matérielles nécessaires à leur existence. Creuser la terre, dynamiter la roche, détourner et endiguer des rivières, élever des talus, niveler des reliefs et déplacer sinon des montagnes, du moins des collines. En bref, il a fallu faire chantier.
Se confronter aux éléments. La pluie, le vent, le gel, la neige, la chaleur éprouvent les matériaux et leur accessibilité. Ils éprouvent aussi les corps. La relation aux éléments naturels marque l’imaginaire du chantier, à en former des mythologies personnelles…
J’entends encore mon grand-père, rude et costaud travailleur, assis sur le monde solide auquel il se confrontait quotidiennement, m’évoquer le souvenir de cette nuit d’inondation: la plaine de Tullins submergée par l’Isère, il avait vu, me disait-il, le ciel pleurer. Depuis, il en avait renforcé les digues, un peu comme un hommage rendu à la sensibilité des dieux. Il ne s’agissait, peut-être, que de ses propres larmes qu’il projetait au ciel, et d’un hommage rendu à lui-même.
Les corps éprouvés.
Plus tard, à Marseille… un été, j’étais adolescent, au lycée. J’acceptais la proposition de mon père de travailler sur un chantier comme simple manœuvre. J’avais pour tâche, le premier jour, de finaliser le remblai d’une tranchée. J’ai encore devant moi l’ouvrier qui m’avait expliqué comment tenir et manier une pelle et le rythme à adopter, forcément mesuré. Il n’empêche, je terminais la journée fourbu, courbatu et les mains ampoulées. La compréhension de cette économie de moyens engagés physiquement dans l’utilisation d’un simple outil était importante. Il s’agissait moins de réaliser une tâche que de rester en mesure de la répéter les jours suivants.
Et les jours qui suivirent furent employés à éprouver différents postes de travail : la pose des canalisations, la pose des piquets de dénivelé, le maniement du marteau piqueur, la pose des coffrages, l’apprentissage à la conduite de quelques engins…
J’appris à travailler avec un marteau-piqueur. Il s’agissait d’une réelle épreuve physique. Le poids de l’outil, ses vibrations, le bruit du compresseur auquel il est relié – et à l’époque il était très bruyant - font partie de ces rituels initiatiques. En fin de journée, les mains continuent de ressentir les vibrations, ce qui atténue la qualité de leur fonction préhensile, et les poignets sont douloureux et enflés.
L’expérience physique, cette répétition quotidienne de la présence au lieu, m’avait marqué. Bien sûr, en tant que fils du patron, je jouissais d’un statut particulier dont je n’avais pas forcément conscience à l’époque. Mon père me mettait en situation d’éprouver la réalité du terrain que j’avais auparavant visité et parcouru avec lui. Appréhender le chantier comme une mise à l’épreuve physique, corporelle, ne pouvait se faire que dans une expérience directe et répétée quotidiennement.
Ainsi, le chantier en tant qu’expérience sensible nécessite l’évocation de la présence des corps au travail et le type de relations qu’implique l’environnement dans lequel ils évoluent. Bruits, poussières, matériaux, mouvements, si le chantier s’organise dans le savoir-faire des hommes et leur interdépendance, il est aussi un lieu de confrontation aux dangers.
L’inertie des charges en mouvement, les parties saillantes, les sols instables, ou encombrés, les engins en évolution, les volumes sonores, les bruits masquant la communication, les visibilités réduites mettent à l’épreuve les sens, épuisent l’attention. Les corps portent, déplacent, se déplacent, ajustent, guident… Ils évoluent dans un univers menaçant.
Si la fréquentation de cet univers le rend familier, c’est aussi la fréquence même de cette exposition du corps aux dangers qui en définit exactement le risque.
Mais il s’agit là d’une généralité, ce qui spécifie le chantier de ce point de vue, c’est la visibilité de ce phénomène, presque son évidence. Sur un chantier le risque est partout visible, il fait partie du quotidien du travail, il en est une constante.
Les formes inachevées, en travail, peuvent certes présenter une ergonomie, un design plus ou moins adapté à leur assemblage, mais l’état de ces choses est voué à disparaître, à se transformer, à évoluer vers un état stabilisé rassurant et sécurisant, fonctionnel pour l’usager.
Ce qui sera garant pour d’autres de stabilité et de confort, ne peut le devenir qu’à travers cette étape de sa production, qui consiste d’abord en sa mise en mouvement. Si le chantier peut se définir de l’extérieur comme le spectacle de l’effort et du coût humain nécessaire à l’obtention d’un confort espéré, de l’intérieur il est le vécu de la confrontation directe avec la matérialité du monde.
J’ai le souvenir de ce doigt coupé de mon père, alors qu’il tentait avec le mécanicien de faire démarrer le moteur d’un engin en panne.
Mon arrière-grand père avait perdu un œil d’un éclat de pierre.
Mon grand père, ne supportant pas l’éloignement du chantier auquel le contraignait une retraite non désirée, s’ingéniait à restaurer une chapelle romane dans la montagne. Il devait alors bien compter soixante-dix années, il dut cesser après sa chute d’un échafaudage.
Mais avant les accidents spectaculaires toujours possibles, je retiens d’abord les mains calleuses et fissurées, des mains toujours exposées, qui ne se blessent plus à force de l’avoir été.
Paroles de chantier.
Ces corps parlent pour communiquer, recevoir ou donner des ordres, s’informer ou parfois marquer un temps nécessaire à la récupération.
Engueulades, tensions, mots parfois violemment prononcés, incantatoires à la vérité des gestes, à celle de leur coordination. Chacun doit tenir sa place et officier au plus juste de son métier en relation avec les autres.
Parler c’est aussi par moment se relâcher, souffler, parler d’autres choses. Les blagues racistes ou machistes… mais au delà de ces passages presque obligés du partage d‘un rite honteux, il y avait aussi des temps de confidences pudiques.
Sentir, perméabilité de l'être.
Les odeurs… Il me reste l’odeur du goudron. Une plongée au cœur d’une matière en création. Une alchimie… l’odeur de sueur, lorsqu’il fait chaud… l’odeur de terre mouillée lorsqu’il pleut… celle des gaz d’échappement des moteurs… celle rancie de ciment, de terre, de fuel et de respiration dans la camionnette transportant les ouvriers le matin et les ramenant le soir… celle métallique des outils… de la graisse des moteurs… les odeurs du chantier rendent l’être perméable au lieu… ces odeurs, ailleurs masquées, chassées, ici, stagnent, s’insinuent, imprègnent la mémoire… certaines deviennent addictives…
Ah ! J’oubliais ! L’odeur des excréments à l’ouverture des canalisations collectant les eaux usées domestiques, à réparer ou remplacer… de la merde… en flux rompu et débordant… révélant une organicité puante du paysage urbain…
Organiser, adapter.
Un chantier nécessite bien sûr une organisation, une coordination, un bureau d’études, des réunions. Un chantier, ce sont aussi des incidents, des accidents, des imprévus dont il faut gérer les impacts sur le temps qui court, les délais.
Sur les plannings accrochés aux murs du bureau d’étude tout semblait être écrit. Mais tout restait à réaliser, opérer… et parfois inventer. Je n’ai plus le souvenir des détails techniques de ces multiples inventions nécessaires à la conduite des travaux, il me reste seulement l’image de la fierté dans le regard de mon père et de ses équipes d’avoir su répondre justement aux contraintes du terrain. Si cette inventivité relevait parfois de l’astuce, elle était toujours associée à une connaissance intime du terrain, des outils, des matériaux et des matières, cela se passait dans les années 60.
Pagaille, saleté, le chantier ? Non ! Organisation, rigueur, propreté… longtemps après je croisais parfois des anciens ouvriers qui témoignaient de l’exigence de mon père pour la propreté et le rangement : il voulait pouvoir manger au sol lorsqu’il arrivait sur un chantier… cela avait l’avantage d’être clair.
Du bruit certes, mais aussi ce silence le matin tôt, lorsque le jour va se lever, juste rompu l’hiver, par le feu crépitant dans le fût ouvert. Et dans un premier geste de solidarité, les mains tendues pour se réchauffer, en attendant la parole du chef, et la mise en route des engins.
Une géographie relative.
La piste de l’aéroport de Marignane, lors de son prolongement sur l’étang de Berre. Il a fallu raser des reliefs pour le remblai, le récit de cette aventure complète ce que j’en ai vu. La rotation des camions et le comptage des chargements par anneaux de couleur à accrocher sur un tableau au passage. Les camions équipés de moteurs juste suffisants pour effectuer les montées à vide. Et les regards défiant des chauffeurs… sur la large jetée en train de progresser, les étranges évolutions des scrappers, des bulldozers, des rouleaux compresseurs…
A l’école, au début des années soixante, le professeur nous questionnant sur les facteurs d’érosion, j’avais levé le doigt pour citer l’homme, le facteur humain… réponse rejetée. C’était libérateur ! J’étais sûr de ma proposition. J’en ai conçu le sentiment que la réalité pouvait être autre que ce qu’on m’en disait et toujours relative à ce que l’on pouvait en vivre. Sans doute aujourd’hui, cette réponse a-t-elle intégré les manuels de géographie et enrichi le référentiel de la notion.
Cette connaissance sensible des chantiers, ancrée dans une expérience partagée familialement a sans doute influencé de manière plus ou moins consciente mes choix et mon attrait pour des lieux dont l’instabilité était palpable. Associée à d‘autres déterminations autobiographiques que je devrais exposer ailleurs, elle a été aussi un des vecteurs de mon choix pour la photographie, outil privilégié d’observation d’un regard poreux aux choses et exigeant l’évidence d’un point de vue.
Le chantier, du point de vue de cette approche sensible tirée de mon histoire personnelle, a certainement conduit mon regard à se décaler du paysage et à m’intéresser à autre chose. Nommer ma pratique photographique comme étant celle d’une approche des lieux et du territoire, fut une manière de signifier cette liberté prise avec le genre. Cependant je vais essayer ici de préciser le sens de ces termes, et leur articulation.
Le territoire, objet de pouvoir.
Chaque individu sur le chantier évolue sur son territoire, chacun s’appuie sur ses compétences, son métier et les valeurs qu’il lui associe. Il agit dans un temps et un espace qui lui appartiennent, non pas comme une propriété privée, mais comme objets à défendre et à négocier. Il s’agit ici de temps et d’espace socialement identifiables, mesurables et donc comparables. L’individu agit dans le cadre d’un espace symboliquement marqué par sa présence et par une série d’actions, de gestes, de signes, de marques, d’outils, de dispositifs.
Cela ne veut pas dire que les étendues et les durées que s’annexe ce territoire lui sont exclusivement réservées: des territoires peuvent se chevaucher spatialement et les durées se synchroniser, c’est même nécessaire. Je sais que dans les métiers du bâtiment ou de l’industrie par exemple, cette symbolique est transmise par les formateurs, cela fait partie de l’apprentissage que de connaître et faire reconnaître l’étendue et la temporalité de son pouvoir de faire, d’agir en fonction de son savoir, de son savoir-faire, et même de son savoir-être, bref de ses compétences.
Le chantier se compose de multiples territoires qui se chevauchent et se juxtaposent, ils ne peuvent s’articuler et se coordonner que dans la mesure où ils sont clairement définis et défendus.
Et nous savons aujourd’hui que nous sommes tous porteurs d’un pouvoir qui se décline sur un territoire qui lui est propre. Il faut aussi, pour en terminer avec le territoire, (et par terminer, j’entends bien continuer à faire avec), dire que, bien sûr, il y a la hiérarchie, le chef d’équipe, le chef de chantier, le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage, etc… Et, puis, il y a Le Territoire en majuscules, celui des politiques…et du Pouvoir… mais, que serait ce Territoire s’il ne s’appuyait pas sur sa nécessaire fragmentation en territoires multiples ?
Le lieu, étant le là de l’être.
Le lieu est du temps et de l’espace non mesurables. Espace qui n’existe que du sentiment de ma présence, et temps qui ne peut se saisir comme écoulement, mais comme immersion et ressac, puisqu’il est mouvement continu de mes pensées, qu’il est conscience d’être, certain de sa finitude.
Le lieu est contenu dans le sentiment d’être au monde dans un temps et un espace qui n’appartiennent qu’à moi seul, mais dont l’authenticité de l’expérience les rendent à chaque instant partagés (partageables) avec d‘autres.
Le lieu est ce moment où je me regarde regardant les choses, le bulldozer, la jetée, la pelle, le marteau-piqueur et les autres, le chef de chantier, le maçon, l’ingénieur, le grutier, l’élu du secteur.
Lieu, territoire, une dynamique vitale.
Le lieu spécifie l’humanité du territoire, en tant qu’il ne s’agit pas seulement de s’adapter aux contraintes de notre environnement, mais aussi de liberté d’inventer et de créer, avec les choses et les autres, bien au delà de ce que cet environnement exige.
Dans le lieu, il y a donc la vitalité du territoire, vitalité sans cesse canalisée, détournée, épuisée. Le territoire peut satisfaire matériellement les besoins d’une vitalité physique en alimentant les corps et les processus de production, il peut structurer symboliquement la satisfaction des besoins, il peut même en décaler les représentations pour l’étendue de sa visibilité. Mais quelque chose lui échappe et lui résiste.
Le territoire est aliénation du point d’émergence du lieu par nécessité toujours urgente, de faire, de reproduire, de se reproduire, de se défendre, de convaincre, de s’élargir…
Mais profondément lui échappe le ressourcement de cette vitalité, dont il doit et ne peut qu’ignorer les ressorts intimes.
Lieu et territoire ne sont pas compris ici du point de vue de leur spatialité, mais de la conscience possible de ce qui est vécu. Ainsi ancrées, leurs définitions permettent de dépasser l’artifice de leur opposition et de leurs approches dissociées.
Et si je considère cela du point de vue du conducteur d’engins, c’est bien le même individu qui est au centre de ces espaces et temps si différenciés que sont le lieu et le territoire. Car le lieu, ce n’est pas la conduite de l’engin, mais le regard porté sur cet étant, ce bulldozer, dont même le nom résonne étrangement. Sans ce regard toujours là, à la fois distancié et immergé, serait-il humainement possible de conduire un engin? Cependant pour conduire cette machine et répondre aux urgences du chantier, il faut aussi être en mesure d’oublier cela. Mais oubli ne signifie pas absence. Au contraire, l’oubli est le recouvrement nécessaire de quelque chose qui permet à autre chose d’exister.
« image des lieux et du territoire »
C’est cette intuition émergente de l’existence d’une articulation entre lieu et territoire qui m’a conduit à photographier. Afin de tenter de comprendre comment ce qui s’offrait à ma vue, se chargeait toujours d’un sentiment d‘ambivalence et de fragilité. A photographier la ville d’abord, qui contenait les éléments pouvant servir de laboratoire à mon regard. Puis l’industrie, la campagne, la nature. Il y avait certes un point de départ, ou de fracture ouvert par mes études en économie et en sociologie et par des lectures qui me donnaient accès à un regard sur mon environnement : la possibilité d’une lecture d’espaces construits par des pratiques. Mais au delà, je ressentais dans ces écrits la présence d’un nœud plus ou moins formulé autour duquel se tissait leur relation du monde. Ne pouvant alors désigner ce nœud théoriquement : je tentais de l’approcher dans une écriture poétique et photographique, objectivant simultanément l’observation de ces pratiques et l’implication de l’observateur.
Et il ne s’agissait pas de paysage. Ce genre avait pour moi un contenu esthétique, que j’appréciais, mais qui ne me semblait pas correspondre à ce que je pratiquais. De plus, je n’ai pas, a priori, une connaissance géographique du paysage, pas plus d’ailleurs que cartographique, je n’en ai pas non plus de connaissance de jardinier. Cependant, une sensibilité vis à vis du paysage en tant que représentation picturale s’est développée très tôt, durant mon enfance, à partir des cours d’histoire de l’art que me donnait ma mère. Ainsi une sensibilité toujours curieuse des tableaux, des dessins, de ce qu’ils nous proposent de regarder de notre environnement, a formé assez tôt mon regard et, le satisfaisant, d‘en libérer la pratique. Mon regard sur le paysage dispose d’un cadre structuré familialement. Ce qui signifie que ce cadre, même si je l’utilise, n’est pas pour moi une référence pratique nécessaire. Il me permet au départ de jouir du paysage sans être dans l’injonction d’en subir et reproduire les codes, sinon d'en jouer.
A la fin des années 70, se rapprocher des choses, en faire des inventaires, toujours inachevés, ne pouvait pas encore être considéré comme une pratique liée au genre du paysage. Quelques expériences ouvraient ce champ d’investigation, mais leur importance n’était pas encore clairement perçue. J’avais du mal à nommer cette pratique, cette approche. Peu importe, « Image des lieux et du territoire », a servi plus tard de générique pour la présentation de mon travail.
Cependant je n’en avais pas fini avec le paysage. Car le paysage, de la manière la plus générale, est d’abord un discours sur notre environnement.
Du territoire en représentation.
Je n’ignore ni les travaux théoriques concernant le paysage, ni les différentes pratiques qui s’y affairent. Mais l’étendue de ces travaux et de ces pratiques, fait du paysage une notion recouvrant des interprétations et des objets sans rapport entre eux. En prenant du recul, regardons le tableau ainsi formé : tout est paysage pour peu que la représentation physique de l’humain soit absente et encore. Le paysage est alors un terme dédié à un ensemble de commentaires sur notre relation à l’environnement, produits comme figurations à orientation tantôt politique, tantôt existentielle. Ce terme peut-être source gênante d’incompréhensions du fait de l’opacité induite par son appropriation sectorisée se partageant à tour de rôle la définition : peintres, photographes, géographes, paysagistes, philosophes… chacun adresse aux autres un discours qu’ils ne peuvent totalement comprendre si éloignés qu’ils sont de leurs préoccupations réciproques. Autrement dit, le paysage, notion à priori communément partagée et passe-partout, se babélise et se fragmente, selon les territoires qui s’en emparent. Il colonise l’ensemble des propos pouvant être tenus sur les lieux et les territoires à en masquer leur enjeu.
Le paysage relève d’une cosmétologie des pays, d’un maquillage des territoires. Le paysage (en tant que perception ou représentation) n’est-il pas une mise en forme (pas forcément esthétisée) qui obéit à des règles explicites? Ces règles en elles-mêmes, ne sont en rien problématiques, bien au contraire, mais plutôt ce qui fonde leurs nécessités.
Pour moi, la réalité du paysage est d’être du territoire en représentation.
Supposer communément une double nature du paysage, comme servant à désigner tantôt un espace perçu et tantôt sa représentation, ne nous cache-il pas quelque chose ? Dissocier les deux ne relève-t-il pas d’une neutralisation (j’allais dire naturalisation?) subtile de la réalité politique du territoire ? Le territoire en représentation pouvant se masquer derrière la représentation du territoire, sa critique est alors bien sûr permise, et même exigée, elle fait partie du genre. (Il faudrait d’ailleurs de ce point de vue analyser le rôle et les fonctions de cet autre territoire, celui du marché de l’art, garante du genre et de ses licences admissibles). Cependant, la limite de cette critique se situe toujours un peu en deçà de ce que pourrait révéler la critique de sa limite. C’est que, y compris dans les aspects les plus extrêmes, le genre paysage ne reste-t-il pas en réalité soumis aux ordres du territoire ?
Détruire le paysage.
Il s’agit ici du paysage en tant que discours articulé sur cet environnement, en tant que pratiques discursives impliquées dans la réalité du monde et ses transformations. Détruire ce discours, détruire le paysage, n’est-il pas une condition nécessaire pour nous réapproprier notre environnement, ou plutôt pour reconsidérer cet environnement autrement qu’à partir des dualités qui structurent nos représentations, Sujet et Objet, Nature et Culture, Bien et Mal… Considérer le paysage comme objet du territoire, c’est énoncer la consistance politique des paysages dont l’enjeu est lié à celui de la maîtrise de nos conditions d’existence. Celle-ci ne pouvant s’exercer concrètement que dans la reconnaissance de la pluralité des relations aux milieux. J’entends par là, non pas pluralité des contextes supposés définir ces conditions, mais l’inverse, pluralité existentielle, dans le sens de l’être vers le milieu.
Ainsi, la distinction entre lieux et territoire, reconfigure l'approche politique du paysage, en la positionnant clairement autour de la question "Etre et Pouvoir".
Du lieu au territoire, le paysage masque leur distinction en offrant un champ sémantique permettant la déclinaison, entre l’un et l’autre, de l’ensemble des configurations possibles.
Ma pratique photographique est dans la recherche de la perception de ce qui précède le paysage. Photographier en l’absence de corps, en l’absence des corps des sujets ou des acteurs, c’est tenir le pari de la représentabilité de l’accidentel, prenant à défaut notre perception schématiquement organisée, c'est aussi, avoir pour projet de percevoir la structuration politique de notre environnement immédiat.
Un monde en chantier...
Lieu, territoire, paysage… l’évocation des souvenirs de cette expérience du chantier m’a conduit à préciser la formulation des concepts qui peuvent servir de guide à la lecture de mon travail photographique.
Si un chantier marque une discontinuité, s’il est une histoire en train de se faire, ou du paysage en formation (i.e. : du territoire en recherche de représentation), il ne peut se réaliser sans la présence des hommes qui respirent, transpirent et s’adaptent au mieux, en fonction de ce qu’ils peuvent faire, des limites de leurs compétences, de leurs caractères, et de la confiance qu’ils s’accordent. Des êtres, des lieux sur qui repose la continuité du processus.
Lieux et territoire ne peuvent être pour moi conçus indépendamment de la conscience de la dynamique vitale de notre humanité. Ils ne sont en aucun cas opposables. Tout au plus, dois-je me contenter de spéculer sur la nature de leur distinction, à partir de l’expérience subtile de leur toucher, et de fabriquer des outils conceptuellement adaptés à l’affinement de cette dernière.
Un chantier articule des étants sensiblement identifiables. Ce qui peut être transférable symboliquement sur d’autres objets, ne peut que désigner ici la mise en œuvre concrète des conditions matérielles nécessaires à leurs transformations et définit ces objets comme chantier ou en chantier. Il désigne le temps de l’épreuve physique nécessaire à tout changement. Peut-être est-il notre réalité permanente ?
Ainsi le chantier considéré en lui-même, nous conduit à évaluer le changement de l’intérieur du toujours en mouvement d’une pensée qui s‘alimente d’une expérience sensible. Autrement dit, l’expérience sensible est mise en chantier de la pensée.
Ces propositions doivent être accompagnées d’une lecture transversale de mon travail photographique.
Il ne faut pas voir ici un primat donné aux images, mais plutôt à une pratique poétique, ouverte aux interprétations possibles.
Fabrice NEY
Novembre 2017 (pour l’essentiel)
(revu durant l'été 2018)