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ZUP n°1 - Marseille   1981-1983

Texte de Fabrice NEY extrait de l'ouvrage : "ZUP n°1"  Editions Arnaud Bizalion Editeur, 2019

Ces photographies ont été réalisées à Marseille dans les quartiers Nord, entre 1981 et 1983. Le titre donné à ce corpus photographique «ZUP n°1»1, correspond à la politique urbaine qui avait conduit, à partir du milieu des années soixante, à la construction des cités du Grand Saint Barthélémy2 dont celles de Picon, La Busserine, Saint Barthélémy III et Font-Vert.

Dans la continuité de mes deux travaux précédents3, j'ai choisi délibérément de ne pas photographier les habitants: je me concentrais sur l'environnement urbain immédiat et je cherchais en quoi cet environnement pouvait être révélateur des relations sociales qui s’y nouaient4. Il s’agissait d’éprouver un outil d’observation dont l’utilisation nécessitait l’expression d’un point de vue en accord avec ce projet documentaire. Une approche radicale et systématique : décadrer l'habitant, c’est le remettre à sa place en tant qu’acteur de ce qui est représenté et non plus en tant qu'objet de représentation.

Pour cela, j'ai parcouru ces cités plutôt au lever du jour, sous des lumières souvent grisâtres, effectuant des relevés, des prélèvements, notant des cheminements, interrogeant les lieux et la manière dont ils étaient habités. Les prises de vue ont été réalisées sur le mode de la prise de notes, de la saisie rapide, de la fluidité du regard plus attentif à l’enchaînement de ses impressions qu’à la fabrication d’une image synthétique. Les cadrages ont été le résultat de cette liberté du mouvement guidé par un projet sociologique. Ils se sont ensuite progressivement accordés avec le plan vertical des façades, influencé, sans doute, par la réalisation de la série des 68 portes5 qui a invité mon regard à se déplacer sur des rythmes graphiquement plus prononcés.

Un boîtier petit format, chargé d’une pellicule rapide6, a servi d'outil à cette mobilité. J'ai donné à voir les lieux dans le mouvement de leur découverte, en étant sensible à l’organisation des détails. Chacun des éléments, du bâti jusqu'aux traces de passages, possède une importance relative aux autres.

Travailler sur des séries est une manière de déborder l'aspect anecdotique de la prise de vue, en évitant de recourir à une composition trop arbitraire et bavarde. Le cadrage implique un "point de vue" physique et narratif. Cadrer au plus proche des liens entre les choses maintient la cohérence du projet et consolide le sentiment d'unité de l'espace et du temps du parcours. Mais cette unité reste toujours une construction.

Le terrain de jeu désert, le panneau indicateur rouillé de coups, l'escalier offert aux assises de petits groupes, les balcons présentoirs de l'intimité domestique, la porte bloquée par une bouteille plastique... tous ces dérangés ordinaires accueillent la visibilité du lieu pour peu que l'on sache s'y attarder. L’attention portée sur ces petites choses révèle un monde en mouvement dont l’inconstance défie la rigueur du bâti et la régulation des flux, en infiltrant leur porosité.

 

Fabrice NEY

août 2019

1 Zone à Urbaniser en Priorité

2 Pour le contexte historique consulter: Virginie Baby-Collin et Stéphane Mourlane «Histoire et mémoire du Grand Saint Barthélémy à Marseille, entre immigration, politique de la ville et engagement associatif» Diasporas, histoire et société, 2011, pp 26-41.

3 Ce travail clôt l’ensemble initialement constitué sur Fos-sur-Mer en 1978-79 et La Seyne-sur-Mer en 1980-83.

4 J'étais à l'époque doctorant à l'EHESS en sociologie et économie.

5 Présentée en fin d'ouvrage, page 53 et s.

6 Nikon FE2, Pellicule N&B 400 AZA, Objectifs : 35 mm. et 50 mm.

Texte de Jordi BALLESTA - extrait de l'ouvrage : "ZUP n°1"  Editions Arnaud Bizalion Editeur, 2019

 

Zup n°1, une amplitude documentaire

 

 

En 1979, Fabrice Ney finalise le mémoire qui lui permettra d’obtenir un Diplôme d’Etudes Approfondies de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il l’intitule Fos-sur-Mer : Regard sur un quotidien localisé. Ses recherches sont dirigées par Jean-Paul de Gaudemar, professeur en sciences économiques et futur directeur de la Datar du temps de la Mission photographique que portera cette administration1. Elles ont reçu l’aval du sociologue Alain Touraine et ont été préparées au sein d’un laboratoire, le Centre d’Études en Relations Sociales (CERS), et d’un cycle doctoral intitulé « Étude interdisciplinaire du changement social et des mouvements sociaux ». Dans ce mémoire, un texte légèrement plus long qu’un article scientifique2 détaille la topographie urbaine et domestique de la ville, mais selon un mode de description qui tient davantage de la composition poétique que du propos académique. Fos-sur-Mer est en partie versifié, mêle transcriptions d’observations visuelles et énumérations de questionnements ; il participe d’un style qui s’approche de la factographie, genre littéraire3 qui a hérité des capacités d’enregistrement de la photographie :

Tentons une énumération qui se voudrait exhaustive : / plates-bandes de fleurs et de gazon / quelques jeunes arbres / des réverbères : une boule bien ronde et blanche / au bout d’un piquet tout droit / à même le sol, le revêtement est incrusté de plaques d’égout / des bornes protégeant les compteurs de chaque maison / des noms de rue / des ouvertures dans les murs, portes et fenêtres / quelques fils télégraphiques qui s’accrochent au mur et y disparaissent / Est-ce tout ? […] . 

Plus que le texte, c’est toutefois une série de cent-vingt tirages photographiques qui représente l’écriture principale de ce mémoire. Avant le texte, c’est également sur ses photographies, et l’attention à la topographie qu’elles ont générée, que Fabrice Ney s’est appuyé pour prélever et énumérer par écrit des fragments de réalité. Le visuel n’accompagne pas le textuel, il en est la fondation et l’introduit.

Réalisé de 1981 à 1983, ZUP n°1 participe d’une économie photographique similaire à celle de Fos-sur-Mer, laquelle commence à être étudiée depuis plusieurs années et pourrait sensiblement élargir les frontières du genre documentaire en photographie. Cette économie ne relève pas du champ de l’art et n’engendre pas la production de tableaux photographiques – entendus comme des images autonomes conçues pour être exposées sur des murs et considérées en tant qu’objets faisant patrimoine. Elle n’émane pas du champ de la commande, à partir duquel sont réalisés des travaux ajustés à un périmètre géographique, une chronologie et des thématiques préalablement déterminées par un porteur de projet extérieur, et que le photographe vient illustrer. Elle ne vise pas à archiver des documents dont la conservation, le traitement et la présentation ne seraient pas contrôlés, dans une large mesure, par leur auteur. En revanche, elle sous-tend des pratiques de recherche dont le but est de susciter des connaissances susceptibles d’être approfondies au moyen d’une pluralité d’écritures, visuelles ou textuelles.

Cette photographie de recherche est effectivement documentaire. Elle est une écriture intermédiaire faisant le lien entre l’expérience cognitive du terrain et le développement de travaux qui pourront être menés par d’autres auteurs – scientifiques et artistes notamment. Elle n’est pas pratiquée pour faire image d’hypothèses qui lui préexisteraient et pour se mettre au service de finalités qui lui échapperaient ; elle est pensée comme un mode d’accession et d’apprentissage de la réalité examinée, mais elle est aussi conçue comme le vecteur de propositions graphiques originales et raisonnées. Démarches scientifiques et savoir-faire artistiques ne sont pas antinomiques ; le projet documentaire vient les décloisonner et permet à l’œuvre produite de trouver place dans le monde académique tout en répondant à des exigences esthétiques. Ce décloisonnement documentaire explique d’ailleurs que Fos-sur-Mer et Zup n°1 aient pu conduire il y a environ quarante ans, l’un, à l’obtention d’un diplôme universitaire en sciences sociales, l’autre, à l’utilisation d’un « logiciel d’aide à l’interprétation de données en sciences humaines »4, et que tous deux puissent être montrés et questionnés comme des investigations artistiques.

Au sein des sciences sociales, ce décloisonnement a été promu en 2014 par Ivan Jablonka dans L’histoire est une littérature contemporaine5. En introduction de l’ouvrage, il avance : « l’écriture de l’histoire n’est pas simplement une technique (annonce de plan, citations, notes en bas de page), mais un choix. Le chercheur est placé devant une possibilité d’écriture. Réciproquement, une possibilité de connaissance s’offre à l’écrivain. »6 S’inscrivant en faux contre « la grande séparation »7 entre histoire et littérature, il ajoute : « le débat est habituellement sous-tendu par deux postulats : les sciences sociales n’ont pas de portée littéraire ; un écrivain ne produit pas de connaissance. Il faudrait choisir entre une histoire qui serait « scientifique », au détriment de l’écriture, et une histoire qui serait « littéraire », au détriment de la vérité. Cette alternative est un piège. »8 Puis, il annonce : « Ce livre traite de la littérature perméable au monde, […] de la recherche en tant qu’elle est méthode et création, épistémologie dans une écriture. »9

Ces postulats ne sont pas étrangers à la photographie documentaire ; ils ont animé dans des termes quelque peu différents la photographie topographique, telle qu’elle a été définie à partir des années 1970. En 1975, l’exposition New Topographics : A Man-altered Landscape donne l’occasion à plusieurs de ses protagonistes – William Jenkins, Lewis Baltz, Nicholas Nixon et Joe Deal – de préciser les fondements d’un style documentaire renouvelé en y agrégant un modèle resté en grande partie étranger : leur but n’est pas de faire converger recherche esthétique en photographie et production d’archives comme dans l’entre-deux guerres10, mais de faire de principes de documentation scientifiques, en particulier l’exigence de neutralité, de sérialité et de factualité, les bases d’une écriture photographique artistique. En ce sens, William Jenkins considère que les livres d’Ed Ruscha sont des archétypes de la photographie topographique : « Les images étaient dépouillées de tout artifice artistique superflu et réduites à un état de document essentiellement topographique. Elles transmettaient une quantité substantielle d’informations tout en s’abstenant de tout esthétisme, de tout expression d’émotion ou d’opinion. »11 Il poursuit en affirmant que le point de vue de l’exposition est « davantage anthropologique que critique, davantage scientifique qu’artistique »12. Tandis que Joe Deal fait part, de la même manière, de la déhiérarchisation de son regard et du prosaïsme de ses photographies, Nicholas Nixon et Lewis Baltz soulignent toutefois les paradoxes intrinsèques de la photographie documentaire et de sa déclinaison topographique : leurs images se situent entre « littéralité », « précision », « objectivité », renoncement à « l’imaginaire » et aux « préjugés », d’un côté, « picturalité » et informations « sélectives et incomplètes »13, de l’autre.

L’ouvrage de Jablonka a été publié trente-et-un ans après Zup n°1. Fabrice Ney, comme la plupart des photographes européens14, n’était pas informé des préceptes méthodologiques et d’austérité esthétique avancés par les nouveaux topographes15. Zup n°1 épouse néanmoins leurs positionnements, répond à plusieurs de leurs problématiques et tend même, aujourd’hui, à dépasser certaines de leurs limites. Zup n°1 relève d’une forte perméabilité au monde : y sont étroitement renseignées les pratiques domestiques qui se déploient dans trois cités d’habitat collectif et la manière dont elles transforment matériellement le patrimoine immobilier, les espaces de circulation et les interfaces entre domaines publics et privés. L’imaginaire de l’urbanisme moderne, déjà profondément négatif dans la France du début des années 1980, pourrait y apparaitre confirmé, tant le quartier semble dégradé, sous-équipé et faire l’objet de peu de soins, mais il est surtout dissous dans la littéralité, l’impartialité et la sérialité des prises de vue que Fabrice Ney concevait lui-même comme des « prélèvements »16. Sans artifice, dépouillés de tout lyrisme, ces prélèvements donnent pour la plupart à voir des fragments de lieux habités : un passage entravé par des rochers, bornes et poutres, une porte dont l’ouverture est maintenue grâce à une bouteille, des voies ponctuées de chariots délaissés, des balcons servant d’espaces de stockage et de séchage, des murs devenus des supports d’expressions écrites, etc. Ils découlent parallèlement de l’observation d’un protocole dans le cadre duquel chaque photographie vise à représenter un segment de parcours à l’intérieur des cités ou contribue au recensement d’un élément architectural et de ses éventuelles transformations : les portes d’entrée d’immeuble qui seront examinées avec le logiciel Eurista, et avec moins de régularité, les escaliers qui ponctuent les espaces publics. Conformément aux termes utilisés par Ivan Jablonka, Zup n°1 concrétise une « possibilité d’écriture » et une « possibilité de connaissance ».

Du reste, son amplitude documentaire permet d’envisager les possibilités d’un décloisonnement plus large des écritures scientifique et artistique. Les archives de Zup n°1 incluent des tableaux manuscrits et informatisés au sein desquels sont reliées les données produites à partir de l’analyse des photographies effectuées ; il comprend des cartes sur lesquelles Fabrice Ney a consigné ses prises de vue, de même que des annotations écrites où il définit la méthode suivie. S’y ajoute des « regroupements récapitulatifs »17, incluant grilles photographiques, tableaux analytiques, cartographies numériques et plans de masse. Ces documents préparatoires pourraient être considérés comme des archives annexes, mais le présent ouvrage montre qu’ils peuvent être aussi reconnus comme les éléments principaux d’une composition polygraphique – faite de plusieurs écritures – qui est à la fois « méthode et création ». En définitive, l’amplitude documentaire de Zup n°1 ne ressort pas uniquement de ses qualités de photographie de recherche. Elle relève également d’un impensé des New Topographics : l’appareil scientifique appréhendé comme construction graphique, converti ensuite en corpus artistique.

Jordi BALLESTA

 

1Dans le cadre de ses fonctions, Jean-Paul de Gaudemar a notamment écrit l’essai « Le Territoire aux qualités » à propos de la Mission photographique de la Datar. Cf. Mission photographique de la Datar, Paysages Photographies — En France les années quatre-vingt, Paris, Hazan, 1989.

2Fabrice Ney a retranscrit le texte de son mémoire de D.E.A. en 2017, lequel totalise 42000 signes.

3Marie-Jeanne Zenetti définit notamment la factographie comme une « écriture des faits », fondée sur « la formulation et la mise par écrit de faits observables ». Voir, pour une définition plus ample, son ouvrage, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine.

4Cf. Gronoff Jean-Daniel, Eurista, Logiciel d’aide à l’interprétation de données en sciences humaines, in Informatique et sciences humaines, n°58, 1983, p. 59-66.

5Jablonka Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, La Librairie du XXe siècle, 2014.

6Ibid., p. 7.

7Titre de la première partie de l’ouvrage.

8Ibid., p.7

9Ibid., p.9.

10A ce propos, voir Lugon Olivier, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, Paris, Macula, 2001.

11International Museum of Photography – George Eastman House, New Topographics : A Man-altered Landscape, Rochester, p. 5. Les citations sont traduites de l’anglais par l’auteur.

12Ibid. p. 7.

13Ibid., p.5 et 6. Les citations sont extraites des textes de Nicholas Nixon et de Lewis Baltz insérés dans l’introduction du catalogue.

14C’est certainement en Allemagne, dans le cadre du Werkstatt für Photographie fondé par Michael Schmidt que les New Topographics ont été découverts et explorés le plus précocement, bien avant que la Mission Datar commence à s’y intéresser et intègre deux de ses photographes, Lewis Baltz et Frank Gohlke.$

15Préceptes que Lewis Baltz systématisera en 1980 dans Park City, série à propos de laquelle il exposera l’objectivité et l’automaticité rigoureuses de sa pratique photographique, en se référant aux prises de vue sérielles et désincarnées réalisées par les appareils de la Nasa.

16Archives de Zup n°1 communiquées par Fabrice Ney.

17Voir planches Va et Vb ci-après.

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Exposition ZUP n°1, Ville Blanche, Marseille dans le cadre du Festival Photo Marseille 2019

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