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Durance, Km 296     -     1985-87

Je vivais à l'époque à Montfavet, près d'Avignon. La Durance, à proximité.

Je photographiais le Vaucluse, durant quelques temps. Je ne présente pas ici ce travail. Il s'agissait d'études photographiques qui me faisaient progresser dans mon projet et m'aidaient à le construire.

Je poursuivais mes recherches sur les assemblages d'images, ainsi que sur l'écriture.

La rédaction du texte dont est extrait le passage suivant, a accompagné le travail photographique.

            Voilà près de dix ans que sans cesse mes images se créent en des lieux vides. Les acteurs sont absents, leurs corps sont ailleurs, disparus, hors cadre. Pourtant la surface de l'image représente avec insistance ce qu'ils ont laissé, désignant par là leur présence passée, la marque de leur passage.

 

            Il s'agit là de représentation, quant bien même le sujet représenté serait absent de l'œuvre. La représentation de son absence est au moins représentation de son existence: celle-là ne peut se réaliser sans celle-ci, partout où se porte le regard.

 

            Mais créer une image est aussi une manière de s'approprier les lieux, d'inscrire sa propre présence dans le territoire.

 

            Ainsi le paysage en négatif révèle la présence d'un corps, le corps de celui qui a parcouru les lieux, foulé la terre, regardé les traces et créé cette marque nouvelle, l'image.

 

            Au delà l'image n'est pas isolée. Le territoire se reforme ailleurs dans le champs clos d'un autre cadre, celui du montage, des juxtapositions d'images. Ici les lignes se brisent, les points de fuite se multiplient, les clichés s'animent dans leur proximité. Les lieux photographiés sont alors rendus à l'arbitraire de leur découverte.

 

 

            J'étais seul, peut-être. Je parcourais les berges de la Durance à son kilomètre 296...

 

            Le ciel couvert, la route droite, la digue inclinée, les dalles de béton alignées, marquées d'un nombre et d'une date s'organisaient en un lieu étrange.

 

            Inutile de démêler ces traces, inutile d'interpréter ces marques, elles semblaient s'être déposées là, même si leur organisation se référait clairement à l'aménagement de son cours, de ses débordements.

 

            J'étais seul, peut être, parcourant les lieux, élaborant patiemment une image, cherchant à adapter le rythme de mon corps, de mes pas, de mes gestes, au terrain, à ses obstacles, aux cheminements que m'offrait le paysage. Approche lente, prudente, systématique.

 

          Jusqu'où écrire, décrire cette intimité au lieu? Et quelle nécessité me pousse à le faire? Au delà de l'image, y a-t-il encore un manque à créer, à montrer? L'image doit-elle nécessairement s'ouvrir à l'écriture ?

 

            Ici le discours doit dériver, se laisser bercer d'autres mots, s'alimenter d'autres incertitudes, pour se replier enfin dans le texte sur la raison d'être de l'image, la représentation impossible et pourtant toujours recommencée du corps en son absence. Ainsi je veux parler en toute indécence du corps du photographe...de mon corps... photographiant...

 

            L'écriture s'installe alors dans l'acte photographique, à la recherche d'un corps disparu.

 

 

 

DURANCE,  Kilomètre 296

 

 

 

          Le paysage s'offre à la route en contre bas de la digue la plus haute. Longée de blocs de béton alignés, couchés tels des tombeaux, elle domine un large fossé sombre, humide, saturé d'une végétation dense.

 

           Le parcours est simple, rectiligne. J'avance tantôt m'attardant le long du mur incliné de la digue, observant l'effritement de son revêtement, tantôt marchant sur les blocs étudiant la géométrie de leur disposition, l'entour de leur emplacement.

 

            Ces thèmes se répètent, et finissent par s'entremêler. Cependant ils sont si simples que leur image exige une grande rigueur dans la distance à leur objet. Les continuités sont dures à maintenir, les marques difficiles à prendre. Par décalage, répétition, décadrage, recadrage, avancée et recul successifs, l'image se crée, le maintien de l'occupation des surfaces s'affirme, les lignes semblent se correspondre, les textures se répondre.

 

          Ce n'est pas le premier parcours que j'effectue ici, mais aujourd'hui la lumière me convient: elle s'accorde aux textures, aux rythmes, aux sentiments que ce lieu fait naître en moi.

 

            En haut de la digue, sur une petite borne est inscrit:

 

DURANCE  Km 296.4

 

            Durance, kilomètre 296... Je suis seul, peut-être... La terre est lourde, elle colle au pas, glissante par endroit. La pluie fine, imperceptible, se dépose lentement sur le boîtier que j'essuie à intervalles réguliers. Je marche en suivant les sentiers, me glissant entre les fourrés. L'humidité imprègne lentement mes vêtements. Il fait doux, très doux, comme cette lumière qui se répand sur la pellicule... Lente imprégnation des formes... Douceur grisaillante de l'image... Penché, je scrute les herbes, leur mouvement, leur scintillement. Relevant le regard, autour de moi le paysage m'offre le sentiment d'être isolé du reste du monde, caché au regard des autres, en même temps que celui, trouble, d'être observé par un autre caché, un autre que j'aimerais être, un double.

 

            Durance, kilomètre 296... Cette solitude incertaine. Les images s'accumulent. Je travaille. Le rythme de mes mouvements s'accorde au rythme de mon parcours, de mes pas, de ma respiration. De grosses gouttes viennent me heurter le front, du haut d'un arbre le cri d'un oiseau et le bruissement des branches.  l'eau ruisselle... La douceur de l'air, l'humidité de la végétation imprègne l'image qui se crée sûrement.

 

            Durance, kilomètre 296... Une clairière... Lumière plus franche... respiration plus ample... Calme étrange... Les odeurs, l'humidité, la douceur sont les mêmes. Le lien aux choses s'est transformé. Le regard manque de fluidité, le corps pourtant libre se déplace maladroit, hésitant. Les sentiers s'entrecroisent. A la lisière des fourrés, le paysage est immense, la Durance coule là-bas lente, paresseuse, indifférente. Une odeur écoeurante me surprend. Je frissonne rempli d'une crainte en regardant le sol, un oiseau se décompose, spectacle de la mort. Plus loin, prés de l'eau, ce sera un poisson.

 

            Durance...  La pluie avait cessé...  Était-ce bien ce jour-là ? Peu importe... Rassemblés dans ma mémoire, les souvenirs y ont creusé définitivement leur lit.

 

           

             L'eau... était-ce bien la Durance cette rivière aux larges méandres ? Ce qui importe repose au creux d'un fossé... Prés d'une eau qui coule encore... La pluie avait cessé... son image se gravait dans la boue lentement, sûrement... brouillant toutes les pistes,  effaçant toutes marques, sauf celles fraîchement déposées, plus vives que jamais...

 

 

             Peu importe cette solitude car sans cesse il s'éloigne pour rejoindre l'image d'une disparition, d'un enfouissement... Son image est absurde... Mais le plus absurde, le plus fou, serait de ne pas y croire, puisqu'en définitive elle est la seule réalité stable, crédible et pourtant fluide, vacillante sans fin...

 

 

DURANCE, Kilomètre  296...

 

 

Fabrice NEY - 1987

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